A lire : “Clivages politiques et inégalités sociales”.

Le volumineux ouvrage de Amory Gethin, Clara Martinez-Toledano, Thomas Pikietty «  Clivages politiques et inégalités sociales »* cherche des éléments de réponses à une question qui taraude les militant-e-s de la gauche radicale : comment se fait-il que, alors que le capitalisme mondialisé produit toujours plus d’inégalités, de violences, de désastres environnementaux, ce sont plutôt des coalitions ultra réactionnaires, voir de type fasciste qui remportent des succès électoraux pouvant les conduire au pouvoir, ceci dans un très grand nombre de pays ; certes un certain nombre d’exceptions ( en Amérique Latine) ou de retournements néanmoins à relativiser (la défaite de Trump s’étant  faite avec une augmentation du nombre de voix en sa faveur depuis 2016) sont à noter mais la tendance au niveau mondial semble bien encrée. Juste quelques points seront ici évoqués tant le nombre de tableaux, graphiques et analyses est important.

L’angle d’approche de la question n’est pas classique ou habituel pour des courants politiques militants de la gauche radicale : en effet, il ne cherche pas à étudier les effets des politiques menées par les gouvernements de « gauche libérale » qui ont été largement aux commandes notamment en Europe à la fin du siècle dernier  mais s’attache à étudier à partir d’enquêtes statistiques relevées dans 50 pays entre 1948 et 2020 les caractéristiques des électeurs et électrices (revenu, patrimoine, niveau d’études, genre, identité ethnique et religieuse)  suivant leur votes.

Ces méthodes similaires permettent de voir apparaître un certain nombre de régularités mais aussi de différences entre les différents pays. Ainsi, les 19 chapitres regroupent entre eux certains pays où les convergences sont fortes (ainsi France, Etats Unis et Royaume Uni sont regroupés tandis que Corée du Sud, Taiwan et Hong Kong forment un autre ensemble, d’autres pays comme l’Inde étant eux, isolés dans l’étude)

Pour les auteurs et autrice, il nous faut sortir de la « nostalgie classiste su conflit électoral des trente glorieuses » pour des raisons historiques bien sûr, mais surtout parce que les multiples analyses des enquêtes effectuées le démontre. On peut remarquer, que dans cet ordre d’idées, il y a bien longtemps que celles et ceux qui, comme nous, se revendiquent du marxisme révolutionnaire ne raisonnent plus en « partis ouvriers » et « partis bourgeois » mais en partis de gauche même avec plein de guillemets et en partis de droite !

Quelques conclusions des enquêtes statistiques de l’ouvrage :

  • Depuis l’après guerre dans les « démocraties occidentales » , on est passé d’un système de partis classistes ( les moins aisé-e-s et moins diplôme-e-s votant à gauche tandis que les plus fortuné-e-s et les plus hauts niveaux d’étude votaient à droite à un système de partis « d’élites multiples » où les partis de « gauche » sont les partis des plus diplôme-e-s et les partis conservateurs restent ceux des élites économiques. Ceci est particulièrement le cas aux Etats Unis d’après les enquêtes respectives sur les structures des électorats des partis républicain et démocrate qui se sont inversées. Ainsi est abondamment convoquée la notion « d’élites multiples »
  • Dans les « démocraties non occidentales », par contre, revenus et diplôme apparaissent alignés dans les électorats au sens où les moins aisés et les moins diplômés votent pour les mêmes partis et coalitions.
  • Une série d ‘éléments sont ensuite donnés sur les clivages de genre, ethniques et religieux, d’âge.en menant des comparaisons entre différents pays et groupes de pays.
  • Pour ce qui est de la France, l’étude faite conduit Thomas Piketty à partager l’électorat en 4 parties du point de vue du conflit politico-idéologique :
  • les internationalistes égalitaires pro-immigrés, pro-pauvres (Mélenchon-Hamon)
  • les internationalistes  inégalitaires  pro-immigrés, pro-riches (Macron)
  • les nativistes inégalitaires anti-immigrés, pro-riches (Fillon)
  • les nativistes pro-pauvres (Le Pen), ce dernier bloc ayant beaucoup progressé depuis 40 ans.

Ce livre est un outil très utile pour comprendre les mutations en cours des électorats. Néanmoins on peut rester circonspects sur plusieurs points

La question de l’abstention n’est pas étudiée ; il est possible que les données statistiques sur les abstentionnistes manquent mais on observe la même tendance à la baisse  du taux de participation dans les pays européens ( particulièrement à l’Est)  sauf là où le vote est obligatoire, cela mériterait un travail de recherche : on pourrait penser à la lecture de l’ouvrage que les mouvements se passent entre les différents électorats en occultant celui des votant-e-s vers les abstentionnistes.

Alors que des résultats d’enquête sont utilisés sur des sujets tels que l’immigration, ceux sur la perception dans l’opinion sur ce que sont la gauche ou la droite ne le sont pas. Ce clivage convoqué en permanence a pourtant considérablement bougé dans l’opinion depuis la fin de la seconde guerre mondiale et du coup les comparaisons sur une période aussi longue perdent peut-être en pertinence.

En tous cas, à l’heure où la gauche de transformation sociale est en crise profonde, ce livre pousse à la réflexion et à se poser les bonnes questions , si difficiles soient-elles !

 

Nantes le 11 juin, Bernard Galin

 

  • éditions EHESS/Gallimard/Seuil, 25 euros.