Alain Krivine : un Juif révolutionnaire

Nul besoin ici de redire l’émotion ressentie à la disparition d’Alain, qui a joué un rôle si important dans nos vies militantes, dans nos vies donc. Je voudrais ici parler d’un aspect qui ne me semble pas avoir été abordé : Alain Krivine est né dans une famille juive, et en 1941. Ce n’est évidemment pas rien.

Il est représentatif d’une partie de la génération militante des années 1960. Elle comprenait nombre de jeunes Juifs dont les parents étaient de gauche, souvent communistes, le milieu juif de l’après-guerre étant souvent proche du PCF. Cette génération de jeunes juifs, comme bien d’autres, rompit avec le PCF et ses abandons lors de la Guerre d’Algérie, on le sait. Mais, fondamentalement, elle entra en politique parce qu’elle avait été marquée par la Shoah. Si la société française des années 1950-1960 fut peu diserte sur les spécificités du génocide juif, les familles des jeunes militant.es de 68 en avaient été marquées. Il y avait donc contradiction entre la discrétion de la société française et les mémoires familiales, encore pleines du temps où les squares étaient interdits « aux Juifs et aux chiens ». Les jeunes Juifs révolutionnaires de ces années avaient ressenti fortement l’injustice du monde en entendant les récits des années 1940.

Alain et nombre de jeunes qui formèrent la génération de 68, et notamment la Ligue, n’ont jamais dissimulé leurs origines et nombre de plaisanteries de l’époque y renvoyaient. Par ailleurs, l’antifascisme que nous pratiquions alors était lié à la mémoire de la guerre. Le documentaire de Florence Johsua, Nous vengerons nos pères, en atteste. Mais, cette génération ne mettait pas en avant sa judéité, pensant que l’internationalisme et l’universalisme que nous prônions allait relativiser ce que Daniel Bensaïd appelait « la glu des origines ».

Malheureusement, nos espérances se sont assez vite révélées vaines. Et l’immense mérite d’Alain est de ne jamais avoir renoncé. Il lui fallut pour cela son légendaire optimisme. Mais, comme les perspectives émancipatrices reculaient, la « glu » reprenait ses droits et l’antisémitisme revint au début des années 2000. Ce fut alors que nos points de vue divergèrent. L’extrême gauche ne reconnut pas cet antisémitisme, non pas nouveau, mais porté par d’autres milieux que l’extrême droite. Et mélangé avec la question palestinienne. La plus grande partie des Juifs des années soixante qui avaient continué de militer hésita à se positionner et préféra suivre les intellectuels qui nièrent ou relativisèrent l’antisémitisme renaissant. J’eus alors des débats passionnés avec Alain sur cette question et nous fûmes en désaccord, sans que cette divergence obère la camaraderie qui nous unissait. Les crimes de l’Hyper cacher amenèrent une prise de conscience (pas toujours suffisante) dans la gauche radicale de la gravité de l’antisémitisme actuel.

Il me paraissait important de rappeler d’où vient une partie de la génération militante des années 1960. Alain en fit partie, il la précéda, comme on le sait. Et, même s’il en parlait peu publiquement, il n’a jamais dissimulé ses origines. Il était juif, il fut révolutionnaire jusqu’au bout. Aussi parce que, pour les jeunes Juifs de ces années – là, le monde qui avait produit la Shoah n’était pas supportable.

Robert HIRSCH, le 19 mars 2022