Il y a 80 ans, Trotski assassiné

Le 20 août 1940, Léon Trotski était assassiné au Mexique par un agent de Staline. Il devait mourir le lendemain des suites du coup de piolet de l’assassin. Rappeler cet événement aujourd’hui permet de ne pas oublier ce que fut le stalinisme, gangrène du mouvement ouvrier. En effet, ce sont de nombreux militants que les staliniens assassinèrent parce qu’ils étaient en désaccord avec la ligne du maître du Kremlin. La Guerre d’Espagne fut à cet égard emblématique, avec les meurtres de militants trotskistes, oppositionnels communistes ou anarchistes par les hommes de main de Staline. Jusque pendant la Seconde Guerre mondiale, la haine stalinienne assassina des militants. La mémoire de l’assassinat de Trotski et de bien d’autres doit être rappelée sans cesse pour dire jusqu’où peut mener le sectarisme.
Mais, à l’occasion de cet anniversaire tragique du 20 août 1940, il convient de revenir sur ce que fut l’œuvre de Trotski. Sans hagiographie et en essayant de ne rien occulter.

La Révolution

Trotski, c’est d’abord la Révolution victorieuse, la première au nom du socialisme. Il fut de celle, vaincue, de 1905, avant d’être un des principaux orateurs et organisateurs de 1917. Lénine étant dans la clandestinité durant les derniers mois précédant octobre, c’est Trotski qui devient la figure de proue du mouvement, élu président du soviet de Petrograd au moment où la société russe se radicalise.
A cet égard, il convient de rappeler qu’il y eut un véritable processus révolutionnaire dans la Russie de 1917. Si les bolcheviks l’emportèrent, ce n’est pas grâce à leur technique de « coup d’Etat », mais parce que leurs mots d’ordre furent ceux qui convenaient à un moment donné, essentiellement celui de la paix. Ils étaient le seul parti à la proposer, alors que les autres courants demeuraient pris dans les filets des alliances de la Russie qui commandaient de poursuivre la boucherie de 14-18. Couplé à la revendication de la terre, le mot d’ordre de paix immédiate s’imposa.
Mais, si ce fut une véritable révolution, contrairement à ce qui se dit souvent aujourd’hui, ses lendemains furent vite une catastrophe démocratique. Et les espoirs suscités par l’Octobre russe, immenses à l’échelle de la planète, devaient sombrer en une désillusion qui pèse encore de nos jours sur les projets révolutionnaires.

Le pouvoir

Les problèmes commencent en effet dès la prise du pouvoir. Trotski devient une des personnalités dirigeantes de la nouvelle Union soviétique. A ce titre, il participe de la politique menée par le pouvoir bolchevique. Il en fait même beaucoup lors du débat sur la militarisation des syndicats, par exemple. Il est aussi un des artisans de la répression de la révolte de Kronstadt en 1921. De ce point de vue, la critique libertaire de cette politique est absolument justifiée : celles et ceux qui agissent aujourd’hui pour l’émancipation se doivent de la reprendre à leur compte.
En fait, c’est toute la politique du pouvoir bolchevik de ces années qui est à soumettre à notre critique si nous voulons continuer à défendre la transformation révolutionnaire de la société. Cette politique a consisté, dès le lendemain d’octobre 1917, à refuser de s’appuyer sur les soviets, qui avaient joué un rôle si important dans le mouvement révolutionnaire de l’année 1917. Très vite, les oppositions furent muselées, l’Assemblée constituante dissoute parce que le vote ne convenait pas. On peut considérer qu’il y eut ensuite une répression équivalente à ce que fut la Terreur pendant la Révolution française.

Pendant des années, nombre de militant.es défendaient cette politique (certain.es la défendent encore) au nom de la défense de la Révolution dans la Guerre civile entreprise par les puissances impérialistes. Même explication pour la Terreur de 1793-94. Cette argumentation n’est pas défendable. Rien ne peut excuser l’arbitraire et la négation de la démocratie. Celle-ci est centrale dans le projet émancipateur. Pour l’avoir oublié, les bolcheviks ont échoué, même si leur politique en 1917-23 n’est pas comparable à ce que fut, par la suite, le stalinisme, contre-révolution cynique et sanglante.

Trotski a eu tort d’être un des artisans de cette politique. Pourtant, il avait montré, avant la révolution, de fortes préoccupations anti – bureaucratiques et agira à partir de 1923 dans ce sens.

Les combats de Trotski

Revenons en arrière, avec le jeune Trotski qui, lors des débats du POSDR (parti ouvrier social-démocrate de Russie) qui amenèrent la scission entre bolcheviks et mencheviks, critique la problématique organisationnelle de Lénine, exposée dans Que Faire ? Il considérait alors, dans une vision prémonitoire, que le centralisme proposé par le bolchevisme allait amener la bureaucratisation (Nos tâches politiques, 1904).

Réconcilié avec Lénine et adhérent du Parti bolchevik en 1917, il est en accord avec eux sur les tâches de la révolution. Mais, à la veille de l’insurrection d’octobre, il émet une divergence : il souhaite que la prise du pouvoir se fasse sur la base de la décision du Congrès des soviets qui allait s’ouvrir. Lénine l’emporte dans ce débat, craignant que l’on perde du temps. C’était là une divergence non négligeable : prendre le pouvoir sur la base de la décision des soviets ou de celle du parti. On voit que Trotski saisissait la question démocratique, mais, une fois au pouvoir, il la relativise, au nom de la défense de la révolution. Ceci dit, même si le comportement au pouvoir ne peut être défendu aujourd’hui, il faut avoir en tête que les dirigeants bolcheviks avaient comme référence, outre 93, l’écrasement de la Commune. D’un autre côté, on peut penser aussi que le pouvoir fait oublier des références (Louise Michel disait que « le pouvoir est maudit »).

Au bout de quelques années, Lénine et Trotski constatent la bureaucratisation de la société et du parti dans la nouvelle URSS. Le premier tombe malade et meurt en 1924. A partir de 1923, Trotski anime une opposition de gauche qui combat la politique stalinienne. Ce qu’il continuera à faire sans relâche. D’autres s’opposeront à Staline, comme Boukharine par exemple. Mais Trotski sera le seul des dirigeants d’octobre 17 à rester de manière inflexible opposé à la dégénérescence de l’Union Soviétique.

Son dernier combat, celui des années trente, fut celui de l’unité ouvrière, en Allemagne d’abord, puis dans le reste de l’Europe. Face à la montée du nazisme, les deux grands partis de la gauche allemande se refusèrent à s’unir, alors qu’ils eussent été majoritaires en se rassemblant. Trotski, en exil depuis 1929, critiqua la politique du PC allemand, qui considérait la social-démocratie plus dangereuse qu’Hitler, le chef nazi étant, selon les staliniens allemands, « l’arbre qui cache la forêt social-démocrate » !!! Les textes de Trotski sur cette question gardent malheureusement une grande actualité. S’il accorda tant d’importance à la situation allemande, c’est qu’il perçut avant tout le monde l’ampleur du danger fasciste et que la guerre en résulterait. D’où sa volonté de mettre en place une Quatrième Internationale pour que les révolutionnaires ne soient pas dispersés au vent de l’histoire. Il pressent même le caractère de la guerre à venir : en décembre 1938, il exprime l’idée que le prochain conflit débouchera sur l’extermination (il emploie le terme) des Juifs. Personne alors ne posait cette question, tandis que les puissances du monde refusaient aux Juifs l’entrée sur leurs territoires.

Ce qu’il reste de ses apports

Pour conclure, regardons ce qu’il demeure des apports du révolutionnaire juif russe. Sa théorie de la révolution permanente, souvent caricaturée (la révolution partout en même temps), peut être discutée, notamment en ce qui concerne le saut par-dessus l’étape d’une révolution bourgeoise démocratique. Mais elle a montré sa validité dans des continents comme l’Amérique Latine, notamment au temps du Che, ou, plus récemment, lors des révolutions arabes. Il était alors vrai, comme le disait Trotski que la révolution passait rapidement du terrain national à un niveau international. Après, rien ne garantit le succès. Mais, la Révolution permanente, c’est avant tout la permanence de l’internationalisme. La Quatrième Internationale n’a pas triomphé comme l’espérait encore Trotski sur son lit de mort. Mais l’internationalisme demeure une exigence incontournable pour le mouvement ouvrier, l’altermondialisme des années 1990 – 2000 le comprit aisément.

Sur l’analyse de l’évolution de l’URSS, qu’il analysa comme une contre-révolution, il y aurait beaucoup à dire, notamment en ce qui concerne la notion d’Etats ouvriers. Concept sans doute de moins en moins opérant à mesure que le temps passait, notamment après 1945. Mais, il convient d’en retenir la rupture, profonde lorsqu’on lit La Révolution trahie (1936), avec le système stalinien. La conclusion tirée de l’analyse trotskiste aurait dû être une révolution politique conservant la propriété collective, mais renversant la bureaucratie pour bâtir un véritable socialisme. La Révolution hongroise de 1956, le Printemps de Prague en 68 et Solidarnosc en 1980 allaient dans ce sens. Mais, les échecs sonnèrent le glas de cette espérance. On sait ce qu’il advint après la chute du Mur…

Enfin, l’apport peut-être le plus solide de Trotski demeure sa compréhension du danger fasciste et de la nécessité de l’unité pour éviter la catastrophe. Les temps qui sont devant nous risquent de montrer l’actualité de ce message. Ceux qui l’oublient au nom d’intérêts de partis ou de personnalités nous préparent des lendemains difficiles. Là encore, la référence à Trotski n’est pas inutile.

La question n’est pas aujourd’hui de se dire « trotskiste », mais de reconnaître l’apport de Trotski. D’analyser ses erreurs et insuffisances. Pour reconstruire un projet émancipateur. Celui-ci, intégrant les nouvelles questions qui se posent à l’humanité, fera sa place à celles et ceux qui pensèrent un monde nouveau. Léon Trotski est de ceux-là. En ce sens, l’assassin du 20 août 1940 a échoué.

On peut lire sur les dernières années de Trotski le roman, très bien documenté, de l’écrivain cubain Léonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens

Sur Trotski, la meilleure biographie est celle d’Isaac Deutscher, en trois tomes. Il y a aussi un Trotski de Pierre Broué.

De Trotski lui-même, Ma vie, une autobiographie écrite au début des années trente. Et bien d’autres ouvrages, dont son Histoire de la Révolution russe.

Robert HIRSCH (Ensemble 44)

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