La police française est gangrenée par les fléaux du racisme et de la violence

Les images sont édifiantes. Samedi dernier dans le 17ème arrondissement de Paris, Michel, un producteur de musique, a été violemment agressé par des policiers alors qu’il entrait dans son studio. Son calvaire a duré plusieurs minutes. De longues minutes de coups et d’insultes racistes (« Sale nègre »), des appels de renforts, une grenade lacrymogène jetée dans un local clos, des jeunes terrorisés, des coups encore et toujours.

Si cette scène n’avait pas été filmée par les caméras de vidéosurveillance et par les voisins, chacun sait ce qu’il serait advenu : Michel aurait été condamné pour outrage à agents et autres délits imaginaires. D’ailleurs, juste après cette scène de violence, une procédure judiciaire avait été ouverte à son encontre.

Il faut dire que les policiers n’avaient pas mégoté sur les mensonges les plus grossiers, affirmant notamment que Michel avait essayé de voler leurs armes.

Ce déchaînement avéré de violences de la part d’agents de police n’a pas immédiatement conduit la Préfecture de police de Paris à suspendre ces trois agresseurs. En vertu de quelle logique ces policiers ont-ils été maintenus en poste alors qu’ils constituaient un danger manifeste, à tout le moins pour les personnes qu’ils identifieraient comme des « nègres »? La Préfecture estimerait-elle que des agents de police qui produisent des faux, frappent gratuitement un individu et qualifient un homme de « sale nègre » ne commettent pas des actes suffisamment graves pour qu’ils soient immédiatement suspendus ? Faut-il donc que le scandale devienne public pour que la Préfecture estime devoir réagir ? Combien d’affaires de ce type, qui n’ont pas trouvé le chemin de la médiatisation, ont pu être minimisées ou étouffées par les hiérarchies policières à Paris et ailleurs en France ?

En réalité, quelques mois après qu’une autre vidéo avait montré des policiers traitant un Egyptien de « bicot », ce nouveau scandale illustre une fois de plus les fléaux qui gangrènent la police : le racisme et l’impunité qui entoure les agents qui l’expriment, pour peu qu’ils aient le bon goût de ne pas le faire devant des caméras indiscrètes. Comme il faut se sentir sûr de soi et soutenu par toute une institution, tout un corps, tout un discours déjà rôdé pour se dire que l’on peut s’avilir au point d’oublier que l’uniforme représente l’autorité de la République et de se comporter alors en voyou ivre de racisme !

Que penser de cette agression et de la façon dont elle a été « gérée » ?

Nous demandons tout d’abord que la procédure que le Parquet vient d’ouvrir contre ces agents de police se penche sur les fautes qui auraient pu être commises par la Préfecture de Police de Paris. En effet, la lenteur avec laquelle cette dernière a prononcé des suspensions a eu une conséquence : la Préfecture de Police de Paris semble avoir sciemment laissé des agents de police indélicats et violents au contact du public.

Nous remarquons ensuite que la mobilisation contre l’article 24 de la loi Sécurité Globale – dont l’effet et sans doute le but sont de restreindre l’accès à de telles images – est d’autant plus urgente et essentielle. En effet, nul ne peut ignorer que la connaissance des violences policières est très largement le fait des vidéos prises par des journalistes ou par des citoyens. Sans ces vidéos, la parole des membres des forces de l’ordre – même lorsque les mensonges sont grossiers – l’emporte quasi systématiquement sur celles des victimes de violences policières.  Certes, il sera répondu que l’article 24 n’interdit pas de filmer, pas plus qu’il n’interdit de diffuser des images si l’intention n’est pas de nuire. Mais nous savons que le signal envoyé aux membres des forces de l’ordre – c’est d’ailleurs le but politique de cet article – est celui d’un soutien, une fois de plus traduit pas certains en une impunité encore plus affirmée. Il n’est pas admissible qu’en démocratie, le fonctionnement d’un corps de fonctionnaires échappe aux regards citoyens. C’est pourtant ce à quoi aboutira cet article, par une montée de l’agressivité des membres des forces de l’ordre en situation de manifestation – la répression du rassemblement en soutien aux réfugiés lundi dernier sur la Place de la République est à cet égard éloquente -, par autocensure ou par des menaces de poursuites savamment distillées.

Nous disons enfin que la violence raciste qui s’est abattue sur Michel n’est pas une violence isolée qui serait « le-fait-de-quelques-brebis-galeuses-qui-déshonorent-la-police-nationale ». Elle est, disions-nous, le symptôme d’une gangrène. Elle montre l’ampleur des problèmes de racisme et de violences au sein de la police et leurs inévitables alliés : le silence complice des collègues et le déni de trop de syndicats policiers, de la hiérarchie policière, du ministère de l’Intérieur et plus généralement des pouvoirs publics. Il est décidément urgent que des gouvernants dignes de leur fonction prennent ces problèmes à bras-le-corps. Il ne sert à rien d’avoir le mot “République” aux lèvres toutes les quatre secondes pour devenir silencieux lorsqu’elle est bafouée.

Au final, la France a un problème de racisme au sein de ses forces de l’ordre et les pouvoirs publics refusent de le traiter, concédant éventuellement quelques mots un peu plus appuyés lorsqu’il s’agit de passer la tempête d’un scandale médiatique ponctuel. C’est ainsi que notre pays est sans doute l’un de ceux qui, parmi les grandes démocraties occidentales, a nié avec le plus de constance et d’abnégation une réalité que même ses négateurs connaissent. A cet égard, le scandale du « bicot » ou les manifestations qui ont suivi le meurtre de Georges Floyd, tout autant que les révélations journalistiques en cascade sur la circulation d’une parole raciste au sein de la police n’ont pas fait ciller l’exécutif. Fait d’ailleurs tout à fait singulier de la part d’un Etat : alors que de nombreux policiers d’origine maghrébine et subsaharienne se sont plaints ces derniers mois du racisme qu’ils subissaient de la part de certains de leurs collègues, aucune autorité publique – préfet, ministre, président – n’a pris la peine de soutenir ces fonctionnaires, ni même de faire semblant.

A se demander si nos gouvernants, en refusant de traiter ce fléau, ne trahissent pas une vérité : leur difficulté à considérer celles et ceux que ce fléau frappe comme des citoyens à part entière.

Paris, le 27 novembre 2020

Premiers signataires : Malik Salemkour, président de la LDH ; Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Eléonore Luhaka, sœur de Théo Luhaka ; Claudy Siar, journaliste ; Audrey Pulvar, adjointe à la maire de Paris, journaliste ; Emmanuel Gordien, président de CM98 ; Nour-Eddine Skiker, président de Jalons pour la paix ; Lucien Jean-Baptiste, comédien ; Jalil Lespert, cinéaste ; Greg Germain, comédien ; Aïssata Seck, conseillère municipale de Bondy, présidente de l’association pour la mémoire et l’histoire des tirailleurs sénégalais ; Steevy Gustave, producteur ; Smaïn, humoriste et comédien ; Firmine Richard, comédienne ; Comité «Justice et Vérité pour Wissam» ; Hanna Assouline, réalisatrice ; Claude Boli, historien ; Fary, humoriste ; Patrick Klugman, avocat ; Michaël Ghnassia, avocat ; Guillaume Traynard, avocat ; Dominique Tricaud, avocat, ancien membre du Conseil de l’Ordre ; Noël Mamère, journaliste ; Jacob Desvarieux, musicien ; Serge Romana, président de la Fondation esclavage et réconciliation ; Romain Ruiz, avocat ; Calvin Job, avocat ; Réjane Senac, politiste ; Yannick L’Horty, économiste ; Janine Mossuz-Lavau, politologue, directrice de recherche émérite au CNRS ; Jacques Martial, conseiller de Paris délégué en charge des Outre-mer, ancien président du Mémorial ACTe ; François Dubet, sociologue ; Nonna Mayer, directrice de recherche CNRS/CEE/Sciences Po ; Magali Lafourcade, magistrate ; Malcom Ferdinand, chercheur ; Daniel Dalin, président du Crefom ; Pap N’Diaye, historien, professeur des universités ; Lilian Thuram, président de la fondation Education contre le racisme ; Saphia Aït Ouarabi, vice-présidente de SOS Racisme ; José Pentroscope, président du Cifordom ; Jeanne Lazarus, sociologue, CNRS, Sciences Po ; Fred Musa, animateur de radio et de télévision ; Angelo Gopee, directeur général de Live Nation France ; Jacky Mamou, président du collectif Urgence Darfour ; Maryse Coppet, avocate ; Keyza Nubret, directrice de l’agence K’s Com ; Alice Zeniter, écrivaine ; Benji, membre des Neg’ Marrons

Cette tribune a été publiée initialement dans le quotidien Libération