L’eau domestique : un enjeu écologique, démocratique et social

L’accès à l’eau, désormais perçue bien commun, est menacée par le réchauffement climatique et les pollutions, l’ampleur de la demande et l’appropriation capitaliste. L’eau est sollicitée pour de multiples usages, agricoles, industriels, navigation fluviale, tourisme et loisirs… Chacun de ces usages se situe au carrefour d’enjeux, entre appétits financiers et intérêt public, préservation de la ressource et satisfaction des besoins. Chacun de ses aspects pose des problèmes spécifiques dont les citoyens doivent se saisir.

L’eau domestique, gérée en France depuis 2016 par les intercommunalités, a permis à trois multinationales  d’engranger de juteux profits, au détriment du bien public. Cette tendance est en train de s’inverser, mais les questions  liées à la gestion de ce bien commun continuent à se poser avec insistance.

La privatisation du service de l’eau et le mouvement vers le retour en régie publique

La libéralisation capitaliste qui a saisi le monde dès les années 1980 s’est attaquée à toutes les formes de gestion publique afin de les transformer en sources de profit. Amorcé au Chili, en Grande-Bretagne, le mouvement de la privatisation de l’eau s’est étendu à divers pays, imposé en particulier  dans de grandes villes du Sud sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, comme condition pour l’accord de prêts.i Les multinationales de l’eau ont eu recours à toutes les formes de manipulations et de corruptions pour se faire attribuer les marchés dans des conditions très avantageuses, et une fois ceux-ci obtenus, ont usé de tous les stratagèmes pour augmenter leurs profits sans pour autant assurer le service de qualité promis. Mais ces multinationales se sont heurtées à des problèmes de solvabilité des populations, à des révoltes populaires et à la volonté des autorités locales de se désengager de ces contrats prédateurs.

La France est particulièrement concernée par la place du secteur privé dans la fourniture d’eau potable. Trois grandes multinationales -Véolia, Suez, la SAUR- se partagent l’essentiel du marché. Il ne s’agit pas d’une privatisation pure et simple du secteur de l’eau, puisque les entreprises  agissent dans le cadre d’une délégation de service public. L’intercommunalité reste propriétaire des infrastructures et les élus ont toujours la possibilité de ne pas renouveler une délégation.
Ces multinationales ont eu leur heure de gloire, avec des contrats de délégation qui leur ont permis de réaliser des profits faramineux : des contrats très longs (30 ans à Lyon, 50 ans à Nîmes…) et des taux de marge bénéficiaire atteignant les 20 %, voire plus. Les conséquences de cette avidité  se sont traduites en augmentation de la tarification pour les usagers et par un entretien insuffisant du réseau générant des fuites d’eau (jusqu’à 30 % du flux, comme à Nîmes). La contestation ne s’est pas faite attendre, des associations se sont saisies du problème et ont fait pression sur les autorités communales. Les élus ont tendance à se montrer plus exigeants, et depuis le début des années 2000 un mouvement de retours du service en régie municipale se dessine, dans des villes de bords politiques différents.

Mais le retour en régie publique, s’il ouvre la possibilité de réinstituer un véritable service public de l’eau, ne suffit pas. On aurait presque envie de dire : c’est là que tout commence.

Le retour en régie publique est un début et non une fin en soi

Les mobilisations locales autour de l’eau ont donné naissance à « Eau bien commun », regroupant des citoyens, des acteurs de collectifs ou d’associations unissant leurs forces pour promouvoir une gestion publique et citoyenne de l’eau, de la biodiversité et du climat.

Les actions citoyennes pour obtenir le retour en régie se poursuivent, et sont loin d’obtenir partout le succès espéré. Mais le contenu des revendications et des thèmes de sensibilisation du public s’est enrichi.
Ainsi, à Lyon, autour d’Eau Bien Commun, une trentaine d’associations, de partis, de syndicats mènent campagne dès 2018. Le centre de gravité de la campagne n’est pas autour de l’argument de la baisse des tarifs avec le retour en gestion publique mais sur l’éthique générale du « bien commun » à préserver et défendre, avec :
• La volonté d’un service public qui réunisse la production et la distribution de l’eau potable, l’assainissement, la gestion environnementale des eaux et de la biodiversité (alors que tout cela était géré en « silos » par des services différents et des modes de gestion différents).
• La recherche d’un contrôle citoyen sur la gestion du cycle de l’eau.
• La garantie d’accès à l’eau pour tous, avec notamment la question des premiers m³ d’eau gratuits.
La gestion de l’eau domestique est une question écologique, démocratique et sociale.

Les enjeux écologiques

Les problèmes concernent l’accessibilité de la ressource et sa qualité.
En effet les situations de stress hydrique sont liées aux sécheresses, à l’irrégularité de la pluviométrie, mais aussi à l’augmentation de la population et de la consommation d’eau. La raréfaction de la ressource conduit à aller la chercher de plus en plus loin pour répondre aux besoins des agglomérations.

Les solutions passent par une consommation intelligente de l’eau, qui évite les gaspillages et un bon entretien des réseaux pour éviter les fuites, ainsi que l’utilisation des eaux usées après traitement pour des usages tels l’arrosage des jardins.

La disponibilité de l’eau passe également par une bonne récupération des eaux pluviales, et donc par des politiques qui favorisent leur infiltration dans le sol.

Il s’agit donc de lutter contre l’imperméabilisation des sols ; la question de l’eau rejoint d’autres combats contre la bétonisation des sols ou pour une autre agriculture.

La pollution de l’eau implique le recours  à un traitement de l’eau pour la rendre potable. Mais le mieux est encore d’intervenir à la source. Les zones de captage font l’objet de mesures légales de protection, qui ne sont pas toujours bien respectées. La vigilance des citoyens et des élus locaux est de mise pour contrer les activités illégales qui s’y sont implantées.

Une des sources de pollution importante est l’agriculture. Or on peut convaincre les cultivateurs d’adopter des pratiques biologiques non polluantes : il suffit de leur assurer des débouchés suffisamment rémunérateurs. Plusieurs exemples en font foi ! Munich -1,3 millions d’habitants- a recours à cette solution pour potabiliser l’eau : les agriculteurs qui se situent au-dessus des champs de captage sont incités à passer au biologique par une rémunération de leur travail et par l’assurance de débouchés pour leur production.
Ces solutions sont aussi expérimentées en France, comme à Langres ou Lons-le-Saunier. L’élément -clé pour assurer une bonne qualité de l’eau est toujours la même : garantir un revenu suffisant aux agriculteurs en rémunérant leur production au juste prix.

L’exemple de Lons-le-Saunier met en évidence que le choix de cette option peut enclencher une dynamique dont les effets se font sentir au-delà du problème initial à résoudre. Face à la pollution des nappes phréatiques, il faut soit installer une usine de dénitrisation, soit prendre le problème à la source et favoriser l’agriculture biologique. Le Conseil municipal retient cette dernière solution. La construction d’une cuisine centrale qui dessert les collectivités, livre des repas à domicile et alimente un restaurant municipal ouvert au public crée le marché qui permet l’engagement des agriculteurs dans le « bio ». Le contrat entre le producteur et le transformateur -la cuisine centrale-, sans intermédiaire, permet cette rémunération suffisamment motivante. Actuellement d’autres initiatives sont à l’étude, comme l’instauration d’une filière blé dur pour faire des pâtes… et la cuisine centrale, en rendant accessible à tous une alimentation saine, contribue à lutter contre les inégalités.

Les enjeux sociaux

L’eau est un bien vital et disposer d’un minimum pour répondre à ses besoins essentiels doit être un droit garanti, quel que soit la situation de la personne. La santé et la participation à la vie collective en dépendent. Trop de familles sont obligées de réaliser des économies drastiques et préjudiciables de leur consommation d’eau.

La baisse des tarifs par le retour en régie n’est pas toujours réalisable : d’une part, au fil du temps, un certain nombre de régulations ont contraint les multinationales à modérer leur appétit ; de l’autre leur négligence dans l’entretien du réseau impose des investissements souvent considérables pour rattraper le retard pris.

Il s’agit donc de faire payer le juste prix pour assurer le meilleur service tout en garantissant un accès minimal universel.
La solution de ne pas facturer la consommation des premiers m³ d’eau permet la garantie de cet accès et donne le même droit à tous. Elle évite le recours aux aides sociales qui ont toujours un effet marginalisant vis-à-vis des bénéficiaires. Mais le choix de rendre les premiers m³ d’eau « gratuits » pose tout de même quelques problèmes de mise en œuvre qu’il faut résoudre : en effet il faut pouvoir moduler la quantité d’eau non facturée en fonction du nombre de personnes qui se trouvent derrière le robinet. La question des « premiers m³ gratuits » implique que chaque foyer dispose de son propre compteur, or ce n’est pas toujours le cas.

La mise en place de solutions justes est un vaste chantier, tant de pratiques actuelles sont aberrantes. Ainsi à Lille, le collectif Eau pour une Régie publique et les premiers m3 gratuits a obtenu une réduction de l’abonnement de 30 à 5 €. Un tarif écosocial moins cher pour les bénéficiaires de la CMU a été mis en place par la collectivité territoriale… mais les familles qui habitent des immeubles collectifs sans compteurs individuels n’en bénéficient pas. Dans le même temps les entreprises bénéficient d’un tarif dégressif -pourtant interdit en France- dont le niveau le plus élevé équivaut au tarif écosocial… Par ailleurs, la baisse de l’abonnement a mis en évidence les prestataires supplémentaires qui, par le prix de leur service, font payer l’eau plus cher dans les immeubles collectifs.

La gratuité des premiers m3 d’eau pour tous doit s’accompagner d’une tarification progressive qui pénalise les gaspillages. L’application de cette mesure peut être l’objet d’un débat avec les citoyens qui doit leur permettre de s’approprier les termes du problème.

L’interdiction des coupures d’eau doit être respectée. Les multinationales contournent l’obligation  légale de maintenir la fourniture en réduisant drastiquement le débit -pratique toujours illégale mais tout à fait courante.

Par ailleurs, pour prendre en compte les différentes formes de précarité des conditions de vie, il est important de maintenir certains équipements tels les bains-douches, les bornes fontaines…

Un autre enjeu à prendre en compte dans la gestion de l’eau est la situation des travailleurs qui mettent en œuvre le service. Ceux-ci ne doivent pas se trouver lésés lors d’un passage en régie et le dialogue avec les organisations syndicales s’impose. A contrario, le maintien du privé met en concurrence les entreprises sous-traitantes qui compriment leurs coûts en réduisant au maximum les salaires.

Les enjeux démocratiques

Un des enjeux de la gestion de l’eau est celle du contrôle démocratique exercé par les citoyens, ce qui ne saurait se limiter à la participation des représentants des usagers et du personnel au sein des instances des régies publiques.

Les mobilisations menées par les associations et les cercles militants pour obtenir le retour en régie publique ou de meilleures décisions de politique de l’eau concourent à une large sensibilisation des citoyens sur ces questions. Même quand ce travail militant ne parvient pas à emporter les décisions des élus dans le sens escompté, il construit cependant dans la durée un travail de conscientisation du public. L’impact est d’autant plus important quand les collectifs procèdent de larges rassemblements d’associations, de syndicats, d’organisations politiques… et que les initiatives en direction de la population sont multiples : réunions de proximité, présence sur les  marchés, grands meetings, intervention avec tracts…

La mobilisation populaire, une claire prise de conscience des enjeux de la part des élus, sont indispensables aux progrès dans la gestion de l’eau. Car les multinationales, qui ont beaucoup à y perdre,  ont recours à toutes les ficelles possibles. Elles ont leurs arguments bien rodés pour persuader les élus inquiets face à complexité de la gestion du réseau et à leur manque de compétence. Elles ont les moyens, s’il le faut, d’acheter quelques personnes clés dans la prise de décisions. Quand cela ne suffit pas, elles recourent à d’autres pratiques : à Rouen, Véolia va  jusqu’à envoyer des salariés payés pour assister aux réunions du collectif.

Le retour en régie publique obtenu, les élus et les citoyens doivent rester vigilants quant à la cohérence de la gestion du réseau avec ses objectifs écologiques et sociaux. Les retours en régie héritent souvent d’une organisation où les différentes phases du service de l’eau -captation, régulation, stockage, distribution, recyclage des eaux usées- sont traitées de façon totalement indépendantes les unes des autres ; or une gestion globale est nécessaire à la maîtrise des enjeux.  Le service public de l’eau ne se limite pas au statut juridique de son gestionnaire mais aussi à sa volonté politique pour faire les bons choix au bon moment.

Par ailleurs, la dynamique de reconquête de la souveraineté populaire sur l’eau implique de dépasser les seuls enjeux locaux. La gestion de l’eau est certes dans les mains des intercommunalités, et la variété des contextes locaux présente des contraintes et des possibilités spécifiques,  qui implique d’inventer à chaque fois des solutions particulières. Mais le partage des expériences de retour en régie serait profitables à toutes, donnerait confiance aux élus et aux collectifs. Cette mutualisation des leçons de l’expérience ne pourrait-elle déboucher sur une  stratégie nationale pour affronter des problèmes communs ? Il faudrait entre autres mettre sur pied  des services techniques qui puissent accompagner les collectivités qui voudraient revenir en régie.

 

L’eau, une question très politique

Quelle que soit l’entrée par laquelle on aborde les questions liées à l’eau, on s’aperçoit très vite qu’on touche à un grand nombre d’enjeux qui s’imbriquent :
• Des enjeux écologiques majeurs : protection de la ressource, économie de celle-ci, lutte contre les pollutions, maintien de la biodiversité …
• Des enjeux sociaux autour du droit universel à l’eau
• Des enjeux démocratiques de gestion : qualité du service public et intervention citoyenne…

L’accès garanti à tous d’un accès à l’eau domestique est une question politique majeure : quelle société voulons-nous ? Choisir « l’humain d’abord » entre en contradiction avec la primauté donnée à la loi du profit. S’organiser pour apporter des réponses concrètes et justes c’est se confronter à des multinationales qui ne sont pas prêtes à lâcher prise. C’est savoir faire preuve d’inventivité pour apporter des réponses originales aux défis rencontrés, en sachant prendre en compte toute leur complexité et certains aspects parfois techniques. C’est l’occasion d’aller au-devant de la population sur  un sujet qui intéresse sa vie quotidienne au premier chef, l’impliquer dans la création d’un rapport de force et dans la recherche de solutions : c’est un combat pour la démocratie.
Au-delà de l’eau domestique, le partage de l’eau domestique avec ses autres usages (agricole, industriel, domestique), pose la question : quelle type d’économie voulons-nous ? A titre d’exemple, faut-il  subventionner la neige artificielle pour maintenir sous perfusion toute l’économie qui s’est construite autour de l’or blanc ? Comment amorcer une transition à terme inéluctable ?

Et au niveau international, la disponibilité de l’eau se pose de manière cruciale pour de nombreux peuples, avec tous les risques de famines et d’exodes de population, de menaces de guerre pour le partage des eaux…

L’eau est décidément  une question  très politique…

Commission écologie d’Ensemble, mars 2021