L’invasion de l’Ukraine – C’est fini la fin de l’histoire ! Mais qu’est-ce qui nous arrive ?

Depuis le 24 février 2022, nous sommes bien dans la fin de « la fin de l’histoire », si on peut dire. Ce concept stupide apparu en 1989 est vraiment périmé. 1989 a bien été à la fois la fin d’un cycle (d’un siècle) et le commencement de quelque chose : on voit l’accumulation à grande vitesse des évènements inédits depuis quelques années. Mais qu’est-ce qui nous arrive ? On a dit Plus jamais ça pour la pandémie. Mais que dire maintenant ? Les mots manquent. Pourtant il faut les prononcer, même en hésitant. Quitte à dire aussi des bêtises (à corriger), posons les questions.

* La guerre change tout. Elle remanie les modalités de l’intelligibilité et de la réflexion sur ce qu’il convient de faire. Elle hiérarchise différemment et puissamment les cohérences préexistantes. Jusqu’à quel point ? La fin justifie-t-elle tous les moyens ? On sait que non. Pourtant la priorité des priorités, c’est que Poutine perde sa guerre sale. Pour cela il y a bien sûr une bataille militaire, que la société ukrainienne mène admirablement. Ce qui prouve, comme le décrit bien Bertrand Badie (cf : visio-conférence d’ENSEMBLE ! du 26 mars), que le monde aujourd’hui est riche de puissances humaines insoupçonnées dans les sociétés. Mais en guerre, la facteur temps-efficacité change de dimension, alors que nous étions dans un monde ivre de vitesse qu’il fallait plutôt freiner. Il faut donc continuer à soutenir (et espérer qu’il l’obtienne rapidement) l’aide au peuple ukrainien par des armes défensives performantes : antichar, antiaériennes (tout ce qui a été refusé au peuple syrien, dont le même Occident qu’aujourd’hui se fichait totalement entre 2013 et 2016). Je ne sais pas si on peut aller au-delà (no fly zone), bien que Zelenski et la Pologne le demandent ; pourtant ils doivent bien savoir qu’aller au-delà, c’est l’escalade quasi assurée vers le non maitrisable. D’ailleurs, on ne peut pas exclure que la bête blessée (l’armée russe à la peine) ait envie de se ruer sur les villes avec ses armes les plus dévastatrices. C’est pourquoi la hiérarchie des actes imposée par la guerre et de la violence déchainée nous ramène sans arrêt à ce dilemme : quels moyens pour quelle fin ? Problème vertigineux. Mais si des armes chimiques ou nucléaires (même des armes dites de « théâtre ») étaient utilisées, peut-être que le temps nous manquerait pour savoir que faire…

* Les sanctions nous touchent aussi. Il faut mener la bataille financière et économique, donc avec des sanctions. Mais les sanctions vont nous toucher aussi (à minima sur l’énergie), donc il faut assumer de dire publiquement que notre solidarité passe par là aussi : il n’y a pas que les Russes qui vont être touchés. Une telle position n’est pas facile à tenir. Il faut se battre (certes depuis longtemps) sur les salaires et bloquer des prix, mais il y aura quand même des effets qu’il faut assumer. Par contre jusqu’à quel point faut-il toucher la population russe ? Nous avons toujours expliqué qu’en général les sanctions touchaient les peuples (ex : en Iran ou Afghanistan) plus que les dirigeants. Comment ajuster cela pour le peuple russe, potentiel allié crucial pour affaiblir le pouvoir Poutine le plus tôt possible ? Il serait bon que le débat économique se précise sur ce point. Il y a le retrait ou le boycott des firmes françaises en Russie. Ou alors exiger (peut-être) qu’elles reversent leurs profits depuis le 24 février à la solidarité Ukraine ? 900 oligarques sont sanctionnés, mais Picketty estimait (Le Monde) que 20 000 pouvaient l’être. Comment ? C’est sans doute décisif de le préciser. Et ne pas dire sur Poutine ce qui a été fait sur Khadafi : s’en débarrasser (par assassinat ?). « Un président ne devrait pas dire cela » (cf : Biden) car c’est au peuple russe de le faire. Mais bien sûr il faut instruire le plus possible les crimes de guerre, comme cela a commencé.

* Ligne rouges ? Au-delà, sur le plan économique et énergétique, il me semble que la ligne rouge est écologique. On ne peut pas tolérer de rouvrir les centrales à charbon, ou ranimer des gisements de gaz (comme envisagé en Lorraine dans les mines à charbon), ou forer plus de pétrole. Donc : acheter ailleurs oui, mais pas de changements sur le plan des investissements. Ceux-ci doivent aller aux renouvelables, même si le facteur temps n’est pas du tout le même. Sur le plan de la nourriture et la menace de famines (notamment en Afrique), un collectif d’organisations avec la Confédération paysanne et Via Campésina expliquent que le problème principal « n’est pas la production, mais la distribution », avec d’énormes gâchis permanents et des stocks existants. Donc pas de relance du productivisme, mais sans doute un Plan mondial de livraisons et distributions de toute urgence (comme ce qui aurait dû être fait pour le COVID). Les organisations autour de l’ONU sont décisives sur ce plan. Mais des initiatives syndicales (ce serait bien que les internationales syndicales servent à quelque chose) et des ONG pourraient montrer une voie. A approfondir bien sûr.

* Sommes-nous dans un « camp » ? Non bien sûr. Au sens stratégique, nous ne l’avons jamais été. Même une situation de guerre d’invasion modifie les choses. Reconnaissons-le, il y a bien une coalition internationale, certes très composite (Etats et peuples), qui soutient la riposte du peuple ukrainien. Pour le moment, nous sommes dedans, on ne peut échapper à ce constat. Or dans cette coalition contre l’armée russe, les « démocraties libérales » (l’Occident !) donnent le ton. O combien ! Et dès le 24 février. Bien sûr, c’est mécaniquement l’effet de l’agression. Une telle configuration est déjà arrivée dans l’histoire (2e guerre mondiale) bien que certains à gauche aient tenté de la contourner. Mais telle est bien la situation pour le moment.

Cela dit, reconnaître cette situation ne veut pas dire s’en contenter. Or, autre constat : notre voix (la gauche au sens générique) est faible. Nous avons eu dans ENSEMBLE ! des débats sur l’état des rapports de force mondiaux, et nous avons provisoirement expliqué qu’il y avait des tendances très négatives, mais aussi des contre-tendances en germe et prometteuses. Avec ce niveau de généralité, on peut toujours être d’accord. Mais une guerre est aussi un révélateur sur l’Etat du monde. Il me semble qu’il faut admettre que pour le moment, la puissance de la propagande idéologique occidentale et de sa force matérielle (et derrière : son armée), donc des types d’Etat dits « démocratiques », dominent tout. Cela en est même écœurant, notamment par exemple avec la question des bons et des mauvais réfugiés. Macron vient de le confirmer (pour ne prendre que lui) : à part les Ukrainiens, le contrôle des frontières restera un marqueur décisif. On peut espérer que l’expérience de l’accueil massif (la Pologne !) change la donne en profondeur dans les sociétés. Il faut tout faire pour cela. Mais c’est un défi, pas encore un fait. Et l’effet immédiat (la guerre change tous les paramètres !) c’est le consensus des nations pour le réarmement général (au moins 2% du PIB exigent l’OTAN et les USA), à commencer par l’Allemagne. Certes ce n’est pas gagné dans la société allemande angoissée et très mobilisée comme on a pu le voir dans les manifestations de soutien parmi les plus grandes en Europe. Donc les sociétés sont riches de capacités d’auto-organisation, mais l’horizon idéologique dominant est sombre. Nous sommes avec les Ukrainiens en guerre (donc pas pacifistes), mais contre le réarmement général (donc pour la paix).

* Qui est Poutine et pourquoi est-il né ? Nous disons en ce moment que trois impérialismes sont potentiellement en train de se combattre : l’Occident démocratique dominé par les USA, la Russie, et la Chine. Tous les trois sont capitalistes, mais il y deux « dictatures ». L’une d’elle attaque un pays démocratique qui se mobilise et nous sommes avec lui. Pourquoi ? Parce que comme le disent Pierre Dardot et Christian Laval (blog Médiapart), nous ne pouvons pas tolérer qu’un Etat se fixe l’objectif de « déstabiliser les pays où la démocratie libérale vit encore, ne serait-ce que sous la forme dégradée qu’on lui connait ». Ils poursuivent : « l’ennemi de Poutine, ce n’est pas le capitalisme comme système d’exploitation, c’est la démocratie à laquelle il entend mener une guerre impitoyable ». Et c’est pourquoi Poutine est soutenu par les droites extrêmes et les extrêmes droites. Mais le plus terrible dans cette affaire est que le pays de Poutine est celui qui historiquement a le premier renversé la domination capitaliste. Au point qu’on peut légitimement se demander : ne s’est-on pas complètement plantés ? Discutons-en.

Pour ma part, il me semble que cela oblige à revoir à nouveau le bilan du stalinisme dans le sens d’une réaction dont les effets sont bien pire encore que celle que nous avions analysée (et déjà perceptible dès les écroulements « sans révolution » de 1989-91, selon l’expression de Daniel Bensaïd). D’une « réaction » au sens premier du terme comme pour la réaction anti-1789-92 en France : un retour en arrière de l’histoire. Le contraire en quelque sorte de la « révolution permanente », où Trotski analysait que la révolution en Russie ne passerait pas par les étapes bourgeoises et démocratiques, mais pouvait accéder d’emblée à l’objectif socialiste. Inversement, la contre-révolution nous ramène plus loin en arrière. Mais comme l’histoire ne se répète jamais, cela prend une forme mutante et monstrueuse. Après la destruction de la politique et de la citoyenneté, une pourriture d’Etat, associé au banditisme capitaliste installé après 1991 sous la férule de l’Occident (la décennie pré-Poutine). De cette mutation, honteuse pour le peuple russe humilié et plongé dans le ressentiment (y compris en partie contre l’Occident), est né Poutine. Un régime politique qui a fait tenir debout l’Etat, une caricature d’empire qui n’a pas les moyens de l’être, et qui se rabat sur la force brute et la ruse. Il n’est donc pas étonnant que les réactionnaires ultra-nationalistes du monde entier soient plutôt avec Poutine. Et même malheureusement aussi des courants progressistes toujours confrontés à l’agression impérialiste « classique » (Amérique du Sud) et qui cherchent sans doute à desserrer les contraintes dans lesquelles ils se trouvent. Mais Poutine aussi bien que Xi Jinping (mais celui-ci a plus de moyens !) savent que leurs sociétés culturellement développées sont potentiellement attirées par la pleine démocratie et l’émancipation (l’effet du mouvement des places). C’est pourquoi il leur faut urgemment détourner leurs peuples de ces espoirs-là, pour les cantonner à un nationalisme sans horizon. Jusqu’au jour où cela craquera…

* La Russie et l’Ukraine dans l’Europe ? Cela peut paraitre provocateur. Mais on voit mal comment échapper à la question. Si nous voulons nous adresser au peuple russe, c’est une des manières de proposer un horizon commun.

Mais le défi est immense et le débat était vif dans les années post-1989 : faut-il accepter sans condition qu’un peuple qui frappe à la porte soit accueilli ? Certains soulevaient des objections non dénuées de fondement : sans condition sociale et démocratique, accepter l’ouverture, c’est renforcer à court terme l’emprise libérale. D’ailleurs nous en sommes là en Europe, voire pire avec des pays illibéraux qui copient le modèle Poutine tout en craignant son armée. Question complexe (que Dardot et Laval passent un peu sous silence) : comment ouvrir les frontières de l’Europe à d’autres peuples et nations sans renforcer à court terme l’emprise libérale et régressive ? C’est bien ce qui s’est produit depuis les années 2000. Là aussi la vérité du rapport des forces est cruelle. Mais il est difficile de se replier dans nos murs.

D’autant que l’histoire longue à bien des égards est commune avec la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine (y compris dans l’effet européen de 1917 !), au moins pour une large partie du territoire « des Russies » enchevêtrées avec d’autres peuples, dont la Pologne, etc. Mais évidemment, cela pose la question : quelle Europe ? Une Europe démocratique au sens le plus élémentaire (l’élection libre, le droit d’expression, la citoyenneté…), bien sûr, mais aussi une fédération ou confédération d’Etats reconnaissant la spécificité des peuples et des cultures. Mais aussi une Europe de l’égalité sociale, de l’ouverture aux autres et des frontières, une Europe qui résiste au capitalisme roi, et qui bien sûr n’est pas dans l’OTAN. Si des jalons même modestes pouvaient être posés sur un tel projet avec la renaissance du réseau européen issu de l’expérience altermondialiste, alors on y verrait plus clair. Mais nous en sommes très loin.

* Alors quel espoir ? la guerre accélère les grands évènements et déchiffre le monde réel en le mettant à nu. Mais il est vrai que les après-guerres ont aussi accéléré (1917-21, 1945) des tendances positives qui n’étaient que sous-jacentes, ou en germe. Mystère ou sinistre ruse ? Le fait même de bousculer l’assise des Etats peut avoir des effets sismiques où les populations mobilisées par l’effort de guerre ou par le remaniement des imaginaires, ont l’audace de tout bousculer au passage. Sur les défis écologique, social, démocratique par exemple, c’est ce que nous pouvons espérer.

Jean-Claude Mamet. 28 mars 2022.