A propos de la sécurité sociale de l’alimentation

La sécurité sociale de l’alimentation (SSA) a pour objectif de sortir du modèle de l’agro-industrie pour réaliser l’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous. Elle repose sur trois piliers : une allocation universelle de 150 euros par mois fléchée pour l’achat de produits alimentaires ; un conventionnement des acteurs et des produits hors des enseignes de l’agro-industrie ; un financement par une nouvelle cotisation sociale sur la valeur ajoutée des entreprises. Cette perspective pose plusieurs problèmes.

La première question est celle du financement. Une allocation universelle de 150 euros par mois, cela fait plus de 120 milliards d’euros par an. Rappelons que les dépenses de la sécurité sociale s’élèvent à environ 470 milliards d’euros par an. La question de la faisabilité financière ne peut donc pas être ignorée surtout quand on se souvient de la difficulté pour trouver quelques milliards pour combler un éventuel déficit dans les régimes de retraite et que d’autres dépenses importantes, notamment en matière de santé, de prise en charge de la dépendance et de la petite enfance devront augmenter et être prises en charge par la sécurité sociale. Cette question est d’autant plus prégnante que nous sommes entrés dans une phase où les gains de productivité s’effondrent et où la productivité elle-même baisse (au moins conjoncturellement). De plus, si l’objectif est d’entrer, pour des raisons écologiques, dans une phase de postcroissance, c’est tout le financement de la sécurité sociale qui sera fragilisée. Or ce financement reposait après-guerre sur une double idée : d’une part, un partage des gains de productivité, rendu d’autre part d’autant plus facile que ceux-ci étaient importants et que, année après année, la croissance augmentait la richesse produite. Or ces deux sources de financement sont en train de s’effondrer.

D’où la réponse qui est celle d’une autre répartition de la richesse produite. Une récente étude éclairante des économistes atterrés[1] confirme que l’on pourra au mieux récupérer 5 points de PIB dans la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail. Avec tout ça, il faudra financer la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires (au moins des plus bas), la transition écologique et ce qui va avec un début de réindustrialisation et évidemment tout ce qui concerne la sécurité sociale. Certes, une réforme fiscale ambitieuse peut donner des marges de manœuvres supplémentaires. Mais, quoi qu’il en soit, ajouter à ces dépenses indispensables 120 milliards d’euros, qui iraient en grande partie à des gens qui n’en ont pas besoin, n’est pas raisonnable.

Car ce qui pose de plus problème, c’est le caractère universel de la prestation. On retrouve là les débats qui ont lieu autour du revenu universel. Pourquoi donner de l’argent à des gens qui n’en ont pas besoin et qui ont les moyens de se nourrir correctement ? Ne vaut-il pas mieux cibler cette aide sur « les populations à petits budgets » qui en ont réellement besoin ? Une prestation universelle peut se justifier par le fait qu’il ne faut pas stigmatiser les plus pauvres en les cantonnant dans des dispositifs d’assistance. L’argument s’entend. Mais tout d’abord c’est moins d’allocations dont les plus pauvres ont besoin que d’un travail stable et rémunérateur. Ensuite cet argument serait cependant plus solide si cette prestation n’était pas fléchée vers un type de produit particulier. Car que se passera-t-il en pratique ? Celles et ceux qui n’ont pas besoin de cette prestation continueront à se comporter comme ils le font habituellement et seuls ceux et celles qui en auront besoin feront l’effort de se diriger vers les produits conventionnés. De plus, où les trouvera-t-on si on exclut la grande distribution où une bonne partie de la population a ses habitudes ? Et si elle n’est pas exclue, un tel processus renforcera encore son poids économique et politique.

En fait, toutes ces difficultés renvoient à la logique de la démarche de la SSA qui veut aboutir à la sécurité alimentaire en partant de la consommation et espère avec ce levier transformer le modèle agricole. Or ce dernier a deux ressorts, d’une part évidemment la consommation interne, mais d’autre part l’exportation. Le modèle agricole français est un modèle dont la logique vise à conquérir ou, au pire, garder, des parts de marché à l’international. Il est donc illusoire de croire que l’on peut, à partir d’un changement très partiel de la consommation domestique, transformer en profondeur le modèle agricole, ce d’autant plus qu’une partie de cette dernière vient elle-même de l’étranger. L’effet levier d’un conventionnement des produits alimentaires sur la production agricole sera faible, alors même que la consommation des ménages ne se réduit pas à des produits agricoles bruts mais comprend nombre de produits transformés avec des produits venant eux-mêmes de l’étranger. C’est donc non seulement la production agricole elle-même qu’il faudra transformer mais aussi les industries agro-alimentaires qui dominent, avec la grande distribution, le marché de l’alimentation. Une telle transformation suppose un affrontement avec les agriculteurs et agricultrices productivistes. L’élection d’Arnaud Rousseau, chef d’entreprise d’une multinationale de l’agro-alimentaire, à la tête de la FNSEA montre l’ampleur des enjeux. La SSA essaie, de fait, de contourner cet affrontement. Or, il n’y aura pas de sécurité alimentaire si le lobby de l’agriculture productiviste n’est pas battu. On ne fera pas l’économie de cette bataille.

Pierre KHALFA