“Ce pire, nous l’avons sous les yeux…”, par Daniel Tanuro

J’ai commencé à travailler sur le défi climatique en 1999. Des obligations professionnelles m’y ont amené et, quoique le job ait été nul de chez nul, j’ai acquis des connaissances précieuses, en particulier sur les technologies par lesquelles le capitalisme tâche d’entretenir le mythe qu’une issue sera possible sans remettre en cause sa logique d’accumulation. En parallèle, je suis devenu un lecteur assez assidu des rapports du GIEC et de quantité de publications référencées, grâce auxquelles j’ai commencé à appréhender la complexité du système climatique et de son dérèglement.

Au fil des ans, je suis ainsi devenu un assez bon connaisseur de ce problème. J’y ai consacré des centaines d’articles, des brochures, et deux livres (“L’impossible capitalisme vert”, La Découverte, Paris, 2010 – “palme” d’Inter-Environnement Wallonie en 2011; et “Trop tard pour être pessimistes”, Textuel, Paris 2020) – sans oublier le petit dernier, coordonné avec Michaël Löwy (“Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert”, Textuel, Paris, 2021).

L’originalité de ce travail, je pense, est d’avoir tenté d’utiliser des connaissances scientifiques rigoureuses pour exhorter la gauche à embrasser un antiproductivisme radicalement révolutionnaire – l’écosocialisme. J’ai essayé d’éviter le double écueil du pédantisme scientiste, d’une part, et de l’hagiographie marxiste, d’autre part.

Côté rigueur scientifique, mon ami le plus intime (sic) travaille avec des chercheurs.euses du GIEC et je suis heureux de jouir d’une relative estime auprès de certain.e.s chercheurs.euses – même s’iels ne partagent pas nécessairement mes critiques des biais idéologiques de leurs rapports.

Côté militant, par contre, ce fut plus compliqué: les apologistes de “l’écologie de Marx” me sont rentrés dedans violemment (et bêtement!); certains inconditionnels de Trotsky n’ont pas apprécié que j’égratigne leur idole; quant aux staliniens, inutile de dire que mon travail les horripile, à la fois pour des raisons historiques et parce qu’il met en cause les dogmes du “Parti qui dirige” et du “libre développement des forces productives”.

Parfois, ces critiques m’ont atteint. Dorénavant, franchement, je m’en fous.

A l’heure du bilan, ou en sommes-nous? Les choses progressent, les lignes bougent un petit peu. Des équipes syndicales me contactent de temps en temps pour des débats ou des formations. Mais tout cela est trop lent, trop faible. Beaucoup trop lent et trop faible.

Je me console avec le fait que récemment, je pense avoir joué un rôle certain dans la décision prise par la IVe Internationale de travailler à un Programme de Transition avec pour clé de voûte la nécessité d’une “décroissance juste” de la consommation finale d’énergie, donc de la production et des transports. C’est une vraie rupture avec ce que Daniel Bensaid appelait “les scories productivistes” du marxisme (un peu plus gros que des scories, selon moi, mais soit).

Certains ironiseront sur ce projet et sur mon enthousiasme, parce que ma famille politique est marginale. Ils ont tort: la période historique dans laquelle nous sommes entrés exige littéralement une telle orientation. C’est une nécessité objective: il faut produire moins, travailler moins, transporter moins, partager les richesses, prendre soin prudemment et démocratiquement des êtres et des choses.

Il faut casser l’automate capitaliste implacable qui nous entraîne dans la danse macabre du productivisme (il faudrait dire “destructivisme”!). C’est la vérité et il faut s’organiser pour la dire. “Seule la vérité est révolutionnaire”, disait Rosa Luxembourg: cela signifie non seulement que le mensonge est contre-révolutionnaire, mais aussi que la vérité seule peut ouvrir la voie de la révolution. Or, une REVOLUTION est  indispensable. Pas un putsch, pas un changement d’attelage gouvernemental: une vraie revolution sociale.

La tâche d’une organisation qui se dit marxiste-révolutionnaire est d’assumer cette nécessité pour la traduire en luttes et en revendications amorçant le chemin d’une sortie du capitalisme. Ces revendications, ces luttes, sont évoquées dans mes deux derniers ouvrages, je n’y reviens pas ici. Une chose est sûre: on ne peut prévoir que la nécessité de la lutte, pas sa victoire.

C’est peu dire que l’actualité illustre le propos. L’an dernier, le 14 juillet, j’étais en congé quelques jours dans le Jura, dans la famille de ma compagne. Nous avons été scotchés devant la télé par les images dantesques des terribles inondations en Wallonie et en Allemagne. On n’en revenait pas: la Vesdre montant jusqu’au premier étage des maisons! Je me suis jeté sur mon ordinateur et j’ai écrit pour le site du Vif (19 juillet) une tribune libre intitulée “Inondations: ceci n’est pas une catastrophe naturelle” (plusieurs milliers de partages, ça fait plaisir, quand même).

L’avenir, pourtant, nous réservait pire encore…

Ce pire, nous l’avons sous les yeux, nous le vivons depuis des mois. Je sais que les inondations ont été terribles pour des milliers de gens, surtout les plus pauvres. Au-delà des morts que cette catastrophe a causés (41 en Belgique), bien des vies, des espoirs, ont été brisés. Pourtant la canicule et la sécheresse sont encore bien plus redoutables. Parce qu’elles tuent discrètement, tous les jours, non pas des dizaines mais des milliers de personnes plus fragiles. Parce qu’elles frappent une zone géographique très étendue. Et parce qu’elles durent, qu’elles durent, et qu’on n’en voit pas la fin: dopé par la perturbation climatique du “jet stream”, l’anticyclone des Açores reste obstinément haut, empêchant les vents d’apporter la pluie sur nos régions.

Avec les inondations, le changement climatique nous a donné pour ainsi dire un coup de bâton sur la tête. Un coup de bâton, ça fait mal, ça peut tuer celles et ceux qui sont en première ligne. Avec la sécheresse, le réchauffement montre qu’il peut nous prendre à la gorge et serrer lentement, chaque jour un peu plus, sans se presser, de sorte que nous aurons tout le temps de voir la mort progresser – les plus lucides la voient déjà: la mort des végétaux, la mort des rivières, la mort des animaux, notre propre mort. Car comment pourrions-nous survivre quand tout disparaît?

Ce n’est pas pour demain, diront celles et ceux qui refusent de voir la vérité en face et qui se croient à l’abri de leur argent. Pas pour demain, nooon, bien sûr, mais le réchauffement, c’est comme les mégafeux – ça progresse vite, par bonds, au point de devenir incontrôlable et de brûler l’argent. Ce point de bascule -disons ce premier point de bascule, car il y en aura plusieurs- nous n’en sommes pas loin, nous sommes peut-être déjà dedans. Je crois que nous entrons dedans. Et aucune technologie ne l’arrêtera.  Des technologies peuvent aider, mais aucune ne l’arrêtera. Quelle technologie peut faire redescendre un anticyclone?

Je me souviens de mes angoisses quand j’ai commencé à étudier le changement climatique, il y a 23-24 ans. Elles m’étreignaient à chaque canicule – je me disais “ça y est, ça commence”, et cette idée fixe m’empêchait de dormir. Avec le temps, j’ai dépassé ce stade. L’angoisse s’est muée en détermination anticapitaliste, écosocialiste, révolutionnaire. De plus, avec l’âge, une certaine lassitude s’est installée. Une certaine émotivité aussi. Je pense à mes petits-enfants, et à tous les petits-enfants du monde, aux pauvres surtout, à ceux des peuples indigènes. J’ai envie de les prendre dans mes bras, mes yeux se mouillent et mon coeur se serre de rage et de chagrin.

Fuck capitalism! Levons-nous en masse contre ce Moloch! Que des milliers de Greta se dressent et nous entrainent! Inondés et assoiffés du monde entier, unissons-nous !

Daniel TANURO

Cette réflexion a été publiée initialement par Daniel TANURO sur son compte Facebook. Daniel est militant de la Gauche anticapitaliste de Belgique, section de la IVème Internationale.