La macronie n’est pas une digue face à l’extrême droite mais une passerelle

Un seuil est franchi. Encore un. Élu pour empêcher Marine Le Pen d’accéder au pouvoir, le Président reprend les termes du projet de l’extrême droite. Cette semaine en conseil des ministres, Emmanuel Macron a déclaré : « aucune violence n’est légitime, qu’elle soit verbale ou contre les personnes », il faut « travailler en profondeur pour contrer ce processus de décivilisation ». 

On reconnaît la méthode macroniste : utiliser des formulations provocantes pour faire réagir, se replacer au centre du jeu, faire des appels du pied à certains publics. Là, elle se déploie dans un moment de grande diversion pour échapper au débat sur les retraites – la macronie s’échine à trouver tous les moyens d’empêcher le vote sur la loi pour un retour aux 62 ans proposé dans la niche du groupe LIOT, en séance à l’Assemblée nationale le 8 juin[1]. Le pouvoir se cherche une porte de sortie pour reprendre la main sur l’agenda politique. Après plusieurs semaines d’inertie, le choix a été fait d’aller chasser, une fois encore, sur les terres de l’extrême-droite.

Macron a opté pour l’expression de « décivilisation », délibérément polémique, dans une surenchère vis-à-vis de LR et du RN, selon le postulat pourtant erroné qu’en siphonnant leurs thèmes et leur rhétorique, on siphonne leur électorat. Le Président est coutumier du fait. Lors de la séquence sur la « loi séparatisme », il avait fait référence à la dichotomie « pays réel/pays légal » inventée par Maurras, penseur royaliste antisémite, pour signifier la coupure entre les élites républicaines et le peuple français. Il avait aussi parlé « d’enfourcher le tigre » quand il présentait son plan pour la culture pendant la période Covid, faisant référence au penseur néofasciste Julius Evola. Lors de l’interview du 14 juillet dernier, il a aussi défini la nation comme « un tout organique », thèse en vogue à l’extrême-droite, contre l’idée française de la nation telle que définie par Ernest Renan, un contrat social autour de normes et principes partagés.

À cette aune, l’utilisation du terme de « décivilisation » rentre en cohérence avec une orientation plus générale. Alors qu’Élisabeth Borne souhaitait temporiser sur le sujet migratoire, Macron a arbitré en faveur d’un projet de loi sur le sujet, présenté avant la fin de l’année. Il a sûrement été sensible à l’appel du pied envoyé par LR ce week-end dans le JDD[2], alors que la rumeur d’une coalition LREM-LR avec Larcher en 1er ministre s’installe à bas bruit dans le paysage. Il faut dire que LR compte utiliser la séquence pour afficher l’unité du parti et refaire irruption dans l’espace politique. Comme pour la réforme des retraites, la macronie a besoin des voix de droite pour faire passer son projet de loi. LR place donc le curseur très haut, en proposant notamment de pouvoir déroger au droit européen en matière migratoire. La jurisprudence abondante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en la matière garantit en effet que les migrants soient traités avec dignité, et que leurs droits soient respectés. Revenir sur ce principe serait complètement inconstitutionnel et à rebours de la position de la France depuis son adhésion à la CEDH. Autre exemple en date de la course engagée par la macronie : Olivier Véran a vanté, dans une vidéo qui a fait le tour de la toile, le modèle danois en matière migratoire, aujourd’hui l’un des pires en Europe. Du « et de gauche et de droite », il ne reste plus que « et de droite, et très à droite ».

C’est dans ce contexte que doit être apprécié la sortie du Président. Si le concept de « décivilisation » est associé à Norbert Elias, comme le rappellent certains macronistes qui rament pour éteindre l’incendie, c’est qu’il a conceptualisé, dans le contexte de l’entre-deux-guerres, comment un pays appartenant à la sphère occidentale et « civilisée » pouvait sombrer à nouveau dans la barbarie la plus absolue. Le propos de Macron n’entre pas dans cette rhétorique. Il ne fait pas non plus en écho au concept de « monopole de la violence légitime » élaboré par Max Weber. Il n’emprunte pas plus au cadre théorique d’Aimé Césaire sur le processus colonial qui, « à n’importe quel moment, peut déboucher sur la négation pure et simple de la civilisation ». Les termes d’Emmanuel Macron résonnent aujourd’hui avec ceux de Renaud Camus qui a écrit en 2011 un livre précisément intitulé Décivilisation. Venu de la gauche de l’échiquier politique, l’intellectuel a opéré une mutation dans les années 2010 vers les sphères les plus réactionnaires. Extrêmement influent dans l’écosystème identitaire, il a importé en France la théorie complotiste du « grand remplacement » qui prétend que le différentiel démographique entre l’Europe et l’Afrique conduirait à une disparition de la civilisation occidentale, bien évidemment résumée à ses « racines chrétiennes ». Antisémite notoire, on lui doit par exemple ce tweet pour lequel il a été condamné : « le génocide des juifs était sans doute plus criminel mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global ». Sa pensée irrigue dans les sphères néofascistes, au RN et au sein de la droite classique.

Quand Macron l’emploie, il sait que ce terme de « décivilisation » est cher aux droites dures. Il le dit dans le contexte français d’une extrême droite malheureusement offensive. Il le dit alors que Bruno Retailleau dénonçait encore, le 1er mai dernier, un « spectacle de décivilisation » en évoquant « la haine et les violences dont font l’objet nos forces de l’ordre en marge des manifestations ». On retrouve l’esprit de « l’ensauvagement » employé par Gérald Darmanin. C’est donc un fil qui est tenu.

Décidément, la macronie n’est pas une digue face à l’extrême droite mais une passerelle. 

Clémentine Autain


[1] À voir, mon dernier « Point d’Autain » sur Youtube
[2] « Éric Ciotti, Olivier Marleix et Bruno Retailleau dévoilent le projet des LR » : article à lire dans le JDD, le 20 mai 2023

publication initiale sur le blog de Clémentine Autain