Lettre ouverte de soignants hospitaliers à nos concitoyens et concitoyennes

Nous ne vous écrivons pas pour obtenir votre sympathie ni votre empathie. Vous avez, maintes fois, entendu parler des conditions difficiles dans lesquelles nous faisons notre travail, vous nous avez applaudis pendant la crise du COVID, parfois accompagnés en manifestations et nous vous remercions pour votre soutien. Nous vous écrivons, aujourd’hui, pour vous alerter du danger auquel vous êtes exposés: dorénavant, nous, soignants, sommes contraints en toutes circonstances de trier les patients, de vous trier. Pire: parfois nous n’arrivons même plus à vous prioriser par ordre de gravité.

Nous vous trions quand vous faites le 15. C’était normal quand le 15 était un numéro d’urgence permettant une prise en charge rapide des situations vitales (arrêt cardiaque, accident vasculaire cérébral…). Mais si vous avez déjà attendu de longues minutes angoissantes pour vous ou l’un de vos proches, et insisté, sans succès pour accéder aux urgences de votre ville, vous le savez, le 15 est devenu maintenant l’outil de triage pour accéder aux urgences. Le temps d’attente a de ce fait dramatiquement augmenté. Cela met en danger ceux d’entre vous qui ont besoin d’une prise en charge immédiate. Dans certaines régions c’est pire. En Vendée certaines nuits il n’y a plus qu’un seul service d’urgence ouvert sur 6, et 2 équipages de Samu sur 7. Vous arrivez avec une ou plusieurs heures de retard par rapport à ce qui est considéré comme acceptable pour une urgence cardiaque. Il est probable que bon nombre d’entre vous ne soient même plus pris en charge. Si vous arrivez malgré tout à accéder à un service d’urgence (si il n’est pas fermé comme ce fut le cas dans 163 villes de France cet été[1]), nous ne sommes plus en nombre pour prendre correctement en charge votre problème médical et répondre à vos questions. Dans un grand hôpital de France (nous n’avons pas le droit de donner de nom), il manque aux urgences encore ouvertes 30 infirmières sur un effectif théorique de 65. Nous nous épuisons. Mais nous ne vous le disons pas. Parce que le pire est pour vous.

Nous ne vous disons pas non plus qu’il n’y a pas assez de lits dans notre hôpital. Près de 80000 lits d’hôpitaux ont été supprimés depuis 20 ans par volonté politique de promouvoir les soins de moins de 24 heures. Et actuellement, suite à la démission du personnel, il y a dans certains hôpitaux de France, jusqu’à 30% de lits fermés, parfois des services entiers. Dès votre arrivée, si vous avez besoin de rester à l’hôpital, nous savons qu’il sera très difficile de trouver un service pour vous accueillir. Pour éviter que vous finissiez sur un brancard dans un couloir, nous allons être obnubilés par l’idée de vous faire retourner chez vous et ce, dans certains endroits, qu’il fasse jour ou nuit, que vous viviez seul.e ou non, que vous soyez un enfant ou une personne âgée. Cela nous rend désagréables, parce que nous sommes confrontés à des dilemmes éthiques intenables et n’avons pas choisi ce métier pour vous faire subir cette violence, pour être maltraitants.

Il nous arrive donc de vous renvoyer chez vous, alors que vous auriez dû être hospitalisé.e, en vous disant que l’hôpital vous rappellera. Que devenez-vous ensuite ? Aucun d’entre nous n’aura le temps de prendre de vos nouvelles. Nous espérons en silence que des collègues de l’hôpital vous appelleront vraiment, et vous soigneront.

Nous vous trions aussi quand vous attendez une intervention chirurgicale. Vous avez remarqué que votre date est éloignée puis reportée, parfois de plusieurs semaines. Vous nous appelez et nous envoyez des photos terribles pour partager votre angoisse. Mais nous n’avons plus assez de blocs opératoires ouverts, là aussi, par manque de personnel. Alors nous essayons de vous prioriser, mais nous n’y arrivons plus. Cet ordre n’a souvent plus vraiment de sens médical. Il ne peut plus être éthique. Il nous fait perdre la tête. Dans un grand hôpital de France, un chef de service de cancérologie digestive raconte qu’il arrive le matin la boule au ventre à l’idée de faire ce classement. Et imaginez l’état de la secrétaire qui vous appelle pour reporter encore votre date d’intervention. Elle aussi perd la tête. Parce qu’elle n’a pas choisi ce métier pour vous faire subir cela. Mais nous savons que le pire est pour vous.

Nous vous trions aussi quand vous nous appelez directement pour être pris en charge dans nos services. Vous avez raison, vous nécessitez d’être hospitalisé.e. Mais, vous l’avez compris, nous manquons de lits par manque de personnel. Alors, là encore, nous vous priorisons. Mais la liste d’attente s’allonge, et ne peut plus suivre la logique des recommandations médicales. Récemment, une femme suivie dans un grand hôpital de France, a attendu plusieurs jours chez elle avec un abcès gangréné du pied dans l’attente d’une place disponible en hospitalisation. Elle a dû être amputée. Cela n‘aurait pas dû lui arriver, et aurait probablement été évité si elle avait été prise en charge plus tôt. Nous avons les compétences pour éviter cela, mais nous n’avons plus les moyens. Nous ne lui avons pas dit qu’elle a subi ce que nous appelons une « perte de chance ». C’est un nouveau diagnostic fréquent. Il nous fait honte. C’est pourquoi aujourd’hui nous avons décidé de vous en parler.

Parce que de nouveau, les directions nous parlent, elles, d’argent, du déficit financier de nos hôpitaux. On nous explique que pour faire des recettes, il faut faire de l’activité, c’est à dire qu’il faut vous faire sortir le plus vite possible. Comme si nous vous gardions à l’hôpital par plaisir, pendant que d’autres patients, par dizaines, attendent une place. Nous devenons là aussi obnubilés par votre sortie. Au risque de voir votre état se dégrader chez vous. Et si vous n’êtes pas en état de rentrer chez vous, on vous appelle un « bloqueur de lit ». C’est parce que de nombreux lits sont fermés dans les centres de soin de suite où vous devriez aller. Le personnel est parti.

Nous refusons de poursuivre dans cette logique de l’hôpital-entreprise qui est un échec cuisant : les personnels ont démissionné en masse. Ceux qui se forment abandonnent. Nous vous alertons, parce que nous pensons qu’il existe des solutions.

La moitié des infirmier.e.s changent de métier dans les 10 ans. Ce n’est pas normal. La moitié de celles et ceux qui sont en intérim nous donnent la réponse : ils seraient prêts à revenir à l’hôpital public si leurs conditions d’exercice étaient garanties, si on respectait leur planning prévu à l’avance, si on valorisait leur travail. Les métiers du soin sont des métiers à forte tension humaine et à forte responsabilité, ils nécessitent un minimum de reconnaissance. Il faut financer correctement le service rendu.

Nous voulons inverser la logique actuelle: que nous soyons en nombre et bien formés, que nous puissions travailler dans une équipe stable dont le but est de donner des soins de qualité.

Il faut définir un nombre maximum de patients par infirmièr.e, par aide-soignant.e. C’est ce que nous appelons le ratio. Nous pensons qu’il faut qu’il soit garanti, pour qu’enfin nous puissions vous soigner correctement.

Le Sénat a récemment voté un projet de loi pour garantir des ratio « nombre de patients par soignant » corrects. Ce serait un signal fort qu’il soit voté par l’assemblée nationale. Avec une rémunération des soignants à la hauteur des enjeux, et les moyens d’une amélioration des conditions d’exercice de nos métiers, la situation peut s’améliorer rapidement. Les blocs rouvriraient, les lits rouvriraient, les urgences rouvriraient, car les personnes et les compétences sont toujours dans notre pays. Il faut leur redonner le goût de l’hôpital public. Pour pouvoir vous soigner dans des conditions dignes, avec une qualité et une sécurité des soins que vous êtes en droit d’attendre, et pour que nous n’ayons plus à vous trier.
[1] https://fr.news.yahoo.com/urgences-163-services-ferm%C3%A9-au-042822126.html?guccounter=1

Liste complète de 1193 signataires : https://lettreouvertesoignantshospitaliers.wordpress.com/