Crise politique en Italie

516 jours, un record pour un gouvernement italien ! C’est ce qu’aura duré le gouvernement de Mario Draghi. Il était le produit d’un Parlement élu en 2018, dont les mêmes députés ont formé successivement une majorité Ligue-Mouvement 5 Etoiles, puis une majorité Parti Démocrate -M5S et enfin une majorité de soutien à un gouvernement d’union nationale autour de Mario Draghi, le « gouvernement des meilleurs ».

Après une crise politique de quelques semaines, au cours desquelles les manœuvres politiciennes se sont succédé dans le plus pur style du théâtre de marionnettes que peut donner une classe politique italienne totalement déconsidérée, le Président de la République Mattarella a finalement appelé à des élections anticipées le 25 septembre, 6 mois plus tôt que la fin officielle de la législature en cours. Ces élections, qui se dérouleront pour la première fois en application des nouvelles lois électorales, réduisant le nombre de députés à 400 et celui des sénateurs à 200, seront précédées d’une très courte campagne électorale.

Une partie du temps disponible devra de plus être utilisé par les forces non représentées dans le Parlement actuel au recueil de 34 000 signatures de citoyens répartis sur l’ensemble du territoire italien, pour avoir simplement le droit de se présenter. Ce qui pose un défi de taille à la nouvelle force politique qui était en train de se constituer dès le début de juillet, l’Union Populaire.

L’Union Populaire, inspirée de l’expérience française, regroupe notamment Potere al Popolo, Rifondazione Comunista et DEMA, le parti de l’ancien maire de Naples, Luigi de Magistris. Bien plus que la tentative d’une énième alliance électorale, cette démarche vise à agréger autour de revendications partagées et d’une orientation radicale, les principaux acteurs politiques, associatifs, culturels et représentants du syndicalisme de base.

Une première réunion nationale de cette Union Populaire s’est tenue avec un grand succès à Rome le 9 juillet, avant même l’annonce de la démission du gouvernement Draghi, en présence notamment de Manon Aubry. Pour la campagne électorale, Luigi De Magistris a été désigné par tous les partenaires de l’alliance comme chef de file et candidat au poste de Premier Ministre.

Nous avons demandé à Marta Collot, porte-parole nationale de Potere al Popolo de nous préciser son analyse de la situation politique italienne. Précisons toutefois que sur la question de la guerre en Ukraine, évoquée dans cette interview, le débat politique en Italie, au sein de la gauche radicale, est très différent de celui qui se déroule en France (voir notre article https://ensemble-insoumise.org/que-se-passe-t-il-dans-la-gauche-italienne/) et que nous ne partageons pas tous les points de vue exprimés par Potere al Popolo.

Comment analyses-tu la chute du Gouvernement de Mario Draghi ?

M.C La chute du « gouvernement des meilleurs » n’est en fait pas facile à lire. Tout d’abord parce que les gouvernements sont l’expression des intérêts au sein de la société, et ce gouvernement, le président Mattarella et tous les partis qui se présentent maintenant aux élections de septembre sont bien alignés sur un camp : celui des patrons.

Je donne quelques exemples, de fait, à y regarder de plus près, le gouvernement Draghi est toujours là, avec tous ses partis, qui font semblant de s’affronter pour obtenir des voix, puis quand il s’agit des affaires, ils sont tous d’accord.

Le 28 juillet, à la Chambre des députés, les partis de Conte, Bersani, Letta, Renzi, Salvini, Berlusconi, ont tous voté ensemble sur la privatisation de services de l’eau. Ils l’ont fait en approuvant le mortifère art. 8 du projet de loi sur la con urrence, voulu à tout prix par Draghi, qui impose la braderie au marché de tous les services publics.

Ou la question de la guerre en Ukraine. Avec les élections et une majorité de la population qui s’oppose à l’engagement italien dans cette guerre, le conflit en Ukraine a disparu des proclamations de ceux qui, il y a encore quelques semaines, étaient en première ligne… pour soutenir une guerre par procuration. Pourtant, dans le silence général, un gouvernement démissionnaire et un parlement dissous continuent d’alimenter l’escalade, mettant en place un quatrième décret d’envoi d’armes.

Mais il y a plus, bien plus important. Avec un timing extraordinaire, la crise gouvernementale a vu le Premier ministre Draghi présenter sa démission définitive le jour même où la BCE a officialisé une nouvelle importante et décisive concernant la politique monétaire de la zone euro. La mesure la plus visible concerne une augmentation des taux d’intérêt, mais il y a beaucoup plus et on peut lire beaucoup à ce sujet : le point politique est que, tandis que Draghi quitte le Palazzo Chigi en claquant la porte, son programme politique néolibéral sans scrupules revient par la fenêtre via le nouvel instrument de politique monétaire de la BCE.

Ces événements nous rappellent également que, quel que soit le résultat des élections du 25 septembre prochain, le programme du gouvernement est déjà prêt et est inscrit noir sur blanc dans le PNRR (Plan National de Résistance et de Résilience), élaboré par l’exécutif de Draghi et contraignant pour celui qui sortira vainqueur des urnes pour la durée de la législature, sous peine d’explosion de l’instabilité financière sous la pression de la BCE.

Quel rôle le Mouvement 5 Etoiles a-t ’-il joué dans cette crise ? Et dans quel état se trouve-t-il aujourd’hui ?

M.C. Sur cette question, permets-moi-moi d’aller vite et au but, je l’espère. Il faut comprendre qu’en réalité la crise gouvernementale ouverte par les 5 Stelle est un véritable théâtre politique, contre lequel le M5S s’était toujours élevé. En fait, M. Castellone, le chef de leur groupe au Sénat, en refusant de voter la confiance à Draghi, a immédiatement parlé d’une opposition à une mesure précise, mais il avait toujours été, en réalité, disponible pour apporter une confiance totale au le gouvernement.

L’opération du Mouvement, qui n’a cessé de perdre des morceaux tout au long de la législature, n’est évidemment qu’une action politique à contretemps, pour tenter de retrouver une certaine crédibilité. Surtout, il n’a pas remis en cause la ligne politique des réformes envisagées dans les objectifs et les conditions du PNRR, qui ont pour but donner plus d’argent aux entreprises et privatiser ce qui est encore en dans les mains du secteur public.

Ainsi, ces jours-ci, nous assistons à des “affrontements de pouvoir” au sein d’un Mouvement qui n’existe plus en fait, avec des scissions continues mais surtout avec une orientation politique, historiquement « antisystème », contestataire, qui a fondu comme neige au soleil…

Les « observateurs internationaux », la presse européenne, semblent nous dire que la campagne se déroulera entre deux coalitions qui portent des lignes, des projets politiques opposés. Le « centre droit » qui va des néo-fascistes de Fratelli d’Italia, dirigés par Giorgia Meloni, à Forza Italia de Berlusconi, en passant par la Lega de Salvini, d’une part. Et d’autre aprt une coalition de centre gauche autour du Parti démocrate de Enrico Letta.

M.C Ici aussi, il est bon de clarifier quelque chose que nous répétons depuis des années : il n’y a pas de réelles différences au sein de la classe politique de ce pays (ne parlons même pas des partis traditionnels, si même la prétention « antisystème » de 5 Stelle a été copiée et détruite au cours de cette législature…). Letta et Meloni sont les deux faces d’une même médaille et ceux qui nous le rappellent sont avant tout les hommes d’affaires.

Veux-tu des exemples de ce que je dis ? Je te l’explique tout de suite. C’est Enrico Carraro, président de Confindustria Veneto, qui nous aide à dissiper le brouillard de la fausse opposition entre les deux partis politiques qui sont censés se disputer une majorité relative au prochain Parlement. Après avoir dit qu’ils se sentaient trahis par la Ligue, le chef des industriels a évoqué Letta et Meloni comme deux interlocuteurs possibles.

Outre les jérémiades typiques des représentants du patronat sur le fait que personne ne les écoute, Carraro a exprimé les deux options que la bourgeoisie nationale estime suffisamment crédibles pour ses intérêts : une droite économique nationaliste et fasciste, ou une droite économique libérale, à visage plus humain et avec plus de connexions internationales. Quoi qu’il en soit, les Fratelli d’Italia et le Parti Démocrate restent de fervents défenseurs de la l’OTAN et de l’effort de guerre, ce qui n’est guère surprenant.

Une autre question, interne au monde des ” progressistes ” et que vous connaissez malheureusement aussi en France, est celle de la logique du moindre mal : plutôt Macron, que Le Pen, plutôt le PD, que Meloni. J’en suis sûre : le vote utile sera le seul sujet qui sera discuté dans les semaines à venir dans le camp ‘progressiste’. Rien sur la sortie de l’Italie de la guerre et les contraintes de l’OTAN, rien sur les salaires et le salaire minimum, rien sur le recul de la transition écologique, rien sur les questions sociales globales.

La découverte que l’aile droite dispose d’un vaste soutien et d’un bloc social d’entreprises et d’intérêts définis dans le pays est la découverte de l’eau chaude. Au contraire, la question de savoir à quels intérêts sociaux répondent le Parti Démocrate et l’insupportable camp « libéral/progressiste » n’est jamais posée. Et c’est cette ambiguïté qui s’est transformée, au fil du temps, en un alignement sur les intérêts des sociétés, des entités privées et des entreprises du tiers secteur qui a éloigné le PD et le centre-gauche de ces secteurs sociaux que la droite tente de conquérir et auxquels elle donne une représentation. Cela nous semble très simple, et pourtant, ces jours-ci, les attaques contre les formations politiques de la gauche alternative, comme l’Union populaire, qui sont censées “s’écarter pour faire barrage à la droite”, ont débuté. La coalition de « centre-gauche » entre le PD de Letta et le parti « Alliance » de Calenda (député européen du groupe Renew) a été conclue sur la base de l’agenda du gouvernement Draghi, excluant de ce fait même des partenaires plus à gauche, comme Sinistra Italiana et les Verts qui espéraient naïvement en faire partie…

Quelques jours avant la chute du gouvernement, la Justice italienne a déclenché une opération contre des militants syndicaux impliqués dans des grèves importantes du secteur de la logistique ces dernières années, au prétexte que ces actions n’auraient pas été « revendicatives » mais des « formes d’extorsion ». Que peux-tu nous dire à ce sujet ?

M.C. L’ordre de détention provisoire émis par le juge d’instruction de Piacenza à l’encontre des dirigeants de l’USB et du SiCobas constitue une attaque très lourde non seulement contre les camarades, individuellement, contre ces deux structures du syndicalisme conflictuel , mais également contre la possibilité d’organisation syndicale en elle-même. Il s’agit en fait d’un immense fichage de masse, car il ne s’agit pas seulement des 8 camarades touchés par la privation de liberté dans ces dossiers. C’est un fichage à l’encontre de l’activité syndicale des 7 dernières années dans le secteur de la logistique, dans les hubs des multinationales du secteur.

Nous sommes face au paradoxe que quelqu’un appelé ” politico-sémantique “, c’est-à-dire que la police nous dit que la lutte de classe pour obtenir de meilleures conditions de travail – même en cas de changement de contrat – devient une extorsion, et que la grève est un chantage exercé contre l’entreprise. Le crime serait donc de créer ou d’adhérer à un syndicat afin d’obtenir un meilleur revenu. ….

Notre Constitution, qui fonde la République sur le travail, favorise l’organisation syndicale et reconnaît le droit de grève, considère le conflit social comme un outil de progrès de la collectivité. Confondre les syndicats, qui ne sont rien d’autre que l’association pour la conquête des droits – même de manière franche et déterminée – avec une association pour la délinquance, provoque un recul dans l’affirmation de la légalité constitutionnelle. En bref, le pouvoir judiciaire joue le même jeu que celui que nous voyons à l’œuvre dans les partis politiques et dans un Parlement désormais dépourvu de pouvoir.

Le processus « Vers l’Union Populaire » est-il une simple alliance électorale, ou a-t-il vocation à devenir un nouveau sujet politique ?

M.C. Les élections politiques approchent et, comme toujours dans ces cas-là, on en voit de toutes les couleurs. Retournements de vestes, parlementaires ayant voté les pires mesures soudainement sensibles aux difficultés des gens ordinaires, et autres phénomènes assez dégoûtants. Nous, en revanche, nous nous engageons à construire l’Union populaire pour défier ce système pourri, et pour faire entendre la voix du peuple jusque dans les urnes s dont nous sommes exclus par calcul politique. Ce n’est pas un bricolage pour les élections, c’est une idée qui est née bien avant et qui s’inspire, je pense que tu le comprends, du processus que nous avons vu en France.

Nous avons lancé le processus de l’Union Populaire contre la guerre, les armes, Draghi et le Draghisme. Pour la paix, les droits sociaux et du travail, l’environnement, l’égalité sociale et civile.

Nous avons commencé à entamer un chemin commun il y a quelques mois, en vue de la fin de cette législature, qu’en tant que Potere al Popolo nous avons qualifiée d’hallucinante : oui, hallucinante, parce qu’elle a trahi de toutes les manières possibles le vote exprimé par les électeurs en mars 2018, en l’ignorant fondamentalement et en composant des gouvernements à la mode de chaque saison : Lega-5Stelle, 5Stelle- Pd-Italia Viva et Sinistra Italiana, jusqu’à atteindre l’apothéose : un gouvernement de tous les partis politiques, du centre-droit au centre-gauche, réunis autour de la figure sacrée de l’ancien chef de la banque centrale européenne Draghi.

Selon nous, il est clair qu’il faut une rupture du système, de la médaille à deux faces que nous avons évoquée précédemment. C’est ce dont nous avons parlé dans nos assemblées, c’est ce dont nous avons discuté avec les membres de l’Union Populaire en France.

La campagne électorale, très brève, s’annonce difficile, en plein été. Surtout en devant récolter les 35 000 signatures nécessaires à l’Union Populaire pour avoir le droit de se présenter.

M.C. Si ce que nous avons dit jusqu’à présent correspond à la réalité, il nous semble clair que pour le système du pouvoir, il est indispensable d’empêcher l’entrée sur le terrain d’autres orientations, même celles qui sont confusément ” en rupture “, avec des idées et des projets de société radicalement différents.

Et la tâche d’interdire de facto la présentation de nouveaux sujets politiques a été confiée au “général été” : pour participer, il faut recueillir au moins 750 signatures pour chaque circonscription avant le 19 août, dans des villes vides ou dont la population est confinée à l’intérieur pendant la majeure partie de la journée. Il s’agit d’un nombre énorme de signatures, environ 30 000.

Des délais aussi serrés contredisent l’essence de toute l’idéologie libérale, qui repose sur la possibilité déclarée – mais jamais réalisée – de promouvoir une participation maximale et des programmes gouvernementaux correspondant aux intérêts des différentes classes sociales sur le terrain.

On essaiera quand même, bien sûr. Mais il est clair que l’on ne peut même plus imaginer la participation électorale comme une banale campagne publicitaire de ses valeurs, idées, programmes et projets. C’est une lutte politique, à contre-courant, pour affirmer une subjectivité sociale, idéale et politique dont le pouvoir ne veut même pas qu’elle existe.

Propos recueillis par Mathieu Dargel.

Cet article est paru initialement sur le site d’Ensemble insoumise